Chapitre 10
Le Vortex à Perspective totale applique dans son approche de l’Univers le principe de l’extrapolation généralisée.
En deux mots, puisque chaque élément matériel de l’Univers est d’une manière ou de l’autre affecté par n’importe quel autre élément matériel de l’Univers, il devient en théorie possible d’extrapoler l’ensemble de la création – chaque soleil, chaque planète, avec leur orbite, leur composition et leur histoire économique et sociale – à partir, mettons, d’un simple petit morceau de biscuit sablé.
L’homme qui inventa le Vortex à Perspective totale l’avait fait initialement dans le but d’embêter sa femme.
Trin Tragula (car tel était son nom) était un rêveur, un penseur, un spéculateur, un philosophe ou – comme se plaisait à le répéter son épouse – un idiot.
Et c’était de la part de celle-ci des remarques continuelles sur le temps interminable qu’il pouvait perdre à contempler le vide de l’espace infini, ou bien à ruminer sur le mécanisme d’une épingle de sûreté ou bien encore à procéder à des analyses spectrographiques sur divers fragments de biscuit sablé. « Essaie donc un peu d’avoir le sens de la mesure ! » lui serinait-elle sans cesse – et parfois jusqu’à trente-huit fois dans une seule journée.
Et c’est ainsi qu’il construisit le Vortex à Perspective totale – rien que pour lui faire voir.
Et donc, à un bout il brancha l’ensemble de la création telle qu’extrapolée d’une simple part de biscuit sablé, puis à l’autre bout, il brancha son épouse : ainsi, lorsqu’il alluma l’appareil découvrit-elle en un instant l’immensité sans fin de la création, et en face, elle-même, confrontée à cet infini. À la grande horreur de Trin Tragula, le choc ratatina totalement la cervelle de son épouse mais, à sa grande satisfaction, il comprit par la même occasion qu’il venait de faire la preuve de manière concluante que si la vie comptait subsister dans un Univers de cette taille, la seule chose qu’alors elle ne pouvait se permettre, c’était bien d’avoir le sens de la mesure.
La porte du Vortex s’ouvrit à la volée. De son œil désincarné, Gargravarr observa, découragé. D’une bizarre manière, il avait fini par bien aimer Zaphod Beeblebrox. C’était à l’évidence un homme doté de nombreux traits de caractère – même si la plupart étaient négatifs. Il s’attendait à le voir s’affaler hors de la boîte – comme ils le faisaient tous.
Au lieu de ça, il le vit sortir tranquillement :
— Coucou !
— Beeblebrox… Gargravarr était bouche bée.
— Vous n’auriez pas quelque chose à boire, s’il vous plaît ? dit Zaphod.
— Vous… vous… avez traversé le Vortex ? bégaya Gargravarr.
— Tu l’as dit, bouffi.
— Et il fonctionne bien ?
— Sans aucun doute.
— Et vous avez effectivement contemplé l’immensité infinie de la création.
— Absolument. Une vue assez magnifique, vous savez.
L’esprit de Gargravarr en vacilla de surprise. Son corps eût-il été présent qu’il en serait lourdement retombé assis, bouche bée.
— Et vous vous êtes vu, confronté à cet infini ?
— Oh ! que oui !
— Mais… qu’avez-vous donc ressenti ? Zaphod haussa les épaules avec suffisance.
— Rien que je ne sache déjà : que j’étais un type vraiment formidable. Ne vous l’ai-je pas dit, mon vieux, que j’étais Zaphod Beeblebrox ?
Son regard effleura l’appareillage qui alimentait le Vortex et s’arrêta soudain, surpris.
Son souffle se fit haletant.
— Eh ! dit-il. Mais ma parole, ça ne serait pas une part de biscuit sablé ?
Il détacha le petit morceau de pâtisserie des pinces et des électrodes qui le maintenaient.
— Si je vous disais à quel point j’en avais envie, dit-il l’air glouton, je n’aurais plus le temps de le manger.
Et il l’avala.